« Je pense que Dasha Dugina est notre Jeanne d’Arc »
Alexeï Mukhin, chef du Centre d’information politique russe
Le 20 août 2022 vers 21 heures, à hauteur du village de Bolshie Vyazyomy – district d’Odintsovo, une banlieue cossue à l’ouest de Moscou – un SUV Toyota Land Cruiser blanc explosait en marche.
A son bord, Daria Douguine, journaliste et politologue, fille d’Alexandre Douguine présumé – à tort ou à raison – être le « cerveau » de Vladimir Poutine.
Trois jours avant, j’interviewais Daria dans un bureau de la « Maison russe de l’Association internationale de coopération scientifique et technique ».
C’est très insuffisant pour connaître le dessous des cartes de cette affaire complexe.
Mais ça motive.
L’enquête russe
Le Service fédéral de sécurité russe (FSB) a résolu le meurtre de Daria Douguine en deux jours. Dès le 22 août, le centre de relations publiques du FSB a déclaré que le meurtre avait été préparé par les services spéciaux ukrainiens, et que l’auteur en était la citoyenne ukrainienne Natalya Vovk.
Comme nous le savons aujourd’hui, Daria Douguine et son père revenaient du festival littéraire et musical « Tradition ».
Pour l’occasion, Alexandre Douguine laissait sa propre voiture à sa fille, et choisissait de monter dans une voiture qui la suivait, vraisemblablement celle de l’entrepreneur Konstantin Malofeyev[i].
C’est donc sous le siège de la voiture personnelle d’Alexandre Douguine qu’une charge de TNT avait été placée. Mais le FSB a affirmé que l’opération visait bien à tuer Daria Douguine.
En tout cas, le modus operandi de l’attentat (par télécommande) ne laisse aucun doute sur le fait que le tueur savait qu’il assassinait Daria et non son père : pour déclencher l’explosion à distance, il devait avoir un contact visuel avec la victime.
Après que Daria eut quitté le festival, le tueur – qui la suivait dans une Mini Cooper – a commandé à distance l’engin explosif.
Qui est Natalya Vovk ?
La meurtrière serait Natalya Vovk, une créature aux lèvres grossièrement refaites.
Le FSB affirme qu’il s’agit d’une ancienne combattante du bataillon Azov, ce qui est toutefois contesté par le porte-parole du bataillon.
Des photos d’identité publiées dans les médias russes la montrent servant dans l’unité militaire 3057, une formation de la Garde nationale d’Ukraine, qui intègre cependant des membres d’Azov et qui a subi de lourdes pertes à Marioupol.
Interrogé par RIA Novosti, son père a confirmé l’appartenance de Natalya Vovk aux forces armées ukrainiennes.
Plus intéressant, il a déclaré que Natalya Vovk aurait récemment passé plusieurs mois en France comme réfugiée avant de rentrer en Ukraine via la Pologne pour repartir vers une destination inconnue.
Une confirmation ou infirmation de ce point par les autorités françaises serait bienvenue…
On le sait aujourd’hui, elle arriva à Moscou le 23 juillet 2022 avec sa fille Sofia Shaban agée de douze ans pour y louer un appartement sur Vernadsky Prospekt dans l’immeuble même où vivait Daria Douguine. Elle a donc eu un mois devant elle pour surveiller les déplacements de Daria avant de l’assassiner.
La surveillance était exercée en extérieur depuis une Mini Cooper qui portait des plaques d’immatriculation de la République populaire de Donetsk à son entrée en Russie, des plaques kazakhes à Moscou, enfin des plaques ukrainiennes à son départ vers l’Estonie.
Teinte en blonde, Natalia Vovk a passé la frontière estonienne le 21 août 2022 désactivant la totalité de ses comptes de messagerie (WhatsApp, Telegram, Signal et Viber)
Ce qui précède (malgré d’évidentes zones d’ombre) semble assez bien établi. Aventurons-nous maintenant sur le terrain glissant des supputations :
- Des canaux Telegram russes affirment que la meurtrière s’est déplacée vers l’ouest depuis lors et qu’elle aurait été aperçue pour la dernière fois dans un hôtel en Autriche en compagnie de deux femmes et d’un enfant.
Le journal Exxpress annonçait même sa mort dans un hôtel autrichien ajoutant qu’elle aurait été retrouvée avec 17 coups de couteau sur le corps : « Actuellement, des informations concordantes s’accumulent, selon lesquelles la fuite de la terroriste présumée des attentats serait déjà terminée. « Dans la nuit, elle a été retrouvée morte dans un appartement de location. Avec 17 coups de couteau dans le corps et un mot dans la main », peut-on lire dans un message qui se répand comme une traînée de poudre sur Telegram. Il est accompagné de prétendues photos montrant la femme décédée. » (EXXpress 28 août 2022).
Le ministère autrichien de l’Intérieur, dans un commentaire adressé à RIA Novosti, a démenti cette « information ».
- D’autres sources Telegram affirment qu’elle pourrait se trouver à Dubaï.
Cette hypothèse semble avoir du crédit auprès d’initiés des services de renseignement puisque Natalia Vovk alias Shaban aurait travaillé – pour le renseignement ukrainien – comme escort haut de gamme à Dubaï, Varsovie et Londres. Elle pourrait donc avoir une ou des planques dans l’émirat ; organiser son transfert et lui procurer de nouveaux papiers serait, au reste, un jeu d’enfants pour un service de renseignement occidental. - L’écrivain Zakhar Prilepine[ii], fournit des précisions sur son compte Telegram [22/08/2022 18:07] en relayant des informations du site web « Nemesis » publiées le 13 avril 2022 : « Natalia Shaban/Vovk est un membre cadre du GUR (renseignement militaire ukrainien, NdA) depuis 2010 ; elle a le grade de major et a pour spécialités l’infiltration et la collecte de données.
Depuis l’époque du championnat d’Europe de football (Euro 2012, NdA), elle a régulièrement eu des relations sexuelles avec des personnages importants et a voyagé à Londres, Dubaï, Varsovie et dans les pays baltes. Des rumeurs circulent depuis longtemps au sein du GUR selon lesquelles le père de sa fille est Vasili Burba (ancien chef de la direction principale du renseignement du ministère de la Défense de l’Ukraine, NdA), – désavoué depuis l’affaire du « wagnergate [iii]» NdA – ce qui constitue un obstacle à une interaction plus étroite avec les responsables du MI6 depuis le début de l’opération spéciale russe. Apparemment, on leur aurait confié la tâche de prouver leur fiabilité et leur crédibilité. »
Natalya Vovk a-t-elle agi seule ?
Le FSB a publié des informations selon lesquelles un complice de Nataliya Vovk serait arrivé en Russie par l’Estonie le 30 juillet 2022 et aurait quitté le territoire russe le 19 août à la veille de l’attentat.
Bogdan Petrovich Tsyganenko, citoyen ukrainien né en 1978 et diplômé du lycée militaire de Donetsk, aurait reçu et installé les fausses plaques kazakhes sur la voiture de Vovk et lui aurait fourni des documents au nom de Yuliya Zayko, une authentique citoyenne du Kazakhstan.
Il aurait également participé à la fabrication de la bombe dans un garage loué dans le sud-ouest de Moscou.
Il semble clair pour conclure que ces deux ukrainiens ne peuvent être que des exécutants : la conception comme la logistique (cellules dormantes, équipe de couverture, passeports, explosifs, etc.) d’une telle opération suggère l’existence de donneurs d’ordre d’un haut niveau d’accréditation au sein d’un service secret moderne.
Discrètement, l’enquête suit son cours et peu d’informations nouvelles ont filtré depuis le rapport initial du FSB.
Les théories occidentales du complot
Bien évidemment, le son de cloche est parfaitement symétrique en Occident. Si la dérisoire presse française copie-colle les dépêches AFP, ignore l’évènement voire se réjouit de la mort d’une journaliste russe (songeons à l’abject tweet de Sophia Aram), la presse anglo-saxonne – qui a encore une vague ambition de sérieux – n’en laisse pas moins fleurir sans honte ni retenue les théories complotistes les plus farfelues.
Au lendemain du meurtre, le New York Times postule l’attentat sous faux drapeau en fournissant d’un même souffle une série de motivations parfaitement contradictoires entre elles :
Yulia Latynina, journaliste russe et critique de Poutine, a suggéré que le meurtre de Mme Dugina pourrait être une opération sous faux drapeau destinée à justifier une campagne de répression à l’intérieur du pays ou à tempérer le parti pro-guerre qui se fait de plus en plus entendre et qui critique le Kremlin. « Son meurtre peut être suivi d’une terreur totale », a-t-elle déclaré dans une vidéo publiée sur YouTube.
Mais d’autres affirment que Douguine et Douguina ont été pris pour cible par des agents fidèles à Poutine après qu’il est apparu que l’ultranationaliste avait vivement critiqué le dirigeant russe peu avant l’attentat à la voiture piégée. Sept heures avant l’attentat, Douguine avait publié un message au vitriol sur Telegram, affirmant que la guerre en Ukraine était désormais plus importante que la présidence de Poutine…
Un législateur russe de haut rang, Vladimir Dzhabarov, a déclaré que si l’Estonie ne la remettait pas, il y aurait « de bonnes raisons pour que la Fédération de Russie prenne des mesures sévères contre l’État estonien », laissant entrevoir la possibilité d’une escalade dans le conflit plus large qui oppose la Russie à l’Occident. » (NYT 22 août 2022)
L’austère Financial Times embraye avec enthousiasme :
« …Si Poutine est déposé, … son remplaçant sera plus probablement un nationaliste pur et dur qu’un libéral. La dissidence la plus vive exprimée en Russie provient des militaristes et des nationalistes, qui appellent à l’escalade de la guerre. Aussi, une théorie qui fait le tour des cercles de renseignement occidentaux est que le meurtre de Daria Dugina, une journaliste nationaliste, a été organisé par les services de sécurité russes comme un avertissement aux critiques d’ultra-droite de Poutine.
Les observateurs russes chevronnés estiment que le meurtre est plus probablement une attaque sous faux drapeau, mise en scène par le Kremlin pour donner à M. Poutine une raison de riposter.
Une « attaque » de ce type sur le sol russe pourrait être ce dont le Kremlin a besoin pour galvaniser le public et l’inciter à soutenir plus fermement sa guerre en Ukraine…
En ramenant l’affaire à Moscou, M. Poutine pourrait être en mesure d’obtenir le soutien de l’opinion publique russe pour lui permettre d’intensifier la guerre. » (FT 12/09/2022)
Ces supputations sont parfaitement lunaires et d’une facture complotiste à l’état chimiquement pur. Les troupes russes font-elles mouvement vers l’Estonie ? Le bagne de Vorkouta a-t-il rouvert ses portes ? Et si j’écrivais ici que des « observateurs russes chevronnés » soupçonnent le MI6 britannique ?
Daria avait ses entrées au sein de l’administration présidentielle et son père, Alexandre, disposait de bureaux imposants au ministère de l’information. Combien d’extrémistes marginaux ou d’ennemis d’État prennent-ils ainsi leurs aises dans des immeubles officiels sur TverskaÏa ?[iv].
Plus intéressante est la théorie du député russe renégat et exilé à Kiev Ilya Ponomarev qui se fait le porte-voix d’un obscur groupuscule jusqu’ici inconnu de « partisans russes ».
Une soi-disant Armée Nationale Républicaine russe a utilisé un compte Telegram pour revendiquer la responsabilité de la mort de Darya Douguine
L’existence de ce groupe n’a jamais été attestée, mais déjà, des sources pro-ukrainiennes suggèrent que Natalia Vovk avait des liens étroits avec ces séparatistes russes.
Sans surprise, le Times de Londres, organe de l’État profond britannique, reprend la chanson avec un enthousiasme tel qu’on pourrait se demander s’il n’a pas payé l’orchestre lui-même :
« Mort de Darya Dugina : des partisans russes « anti-Poutine » ont posé une voiture piégée. »
Ilya Ponomarev, qui a fui en Ukraine après s’être opposé à l’annexion de la Crimée par le Kremlin en 2014, a déclaré qu’un groupe de combattants partisans russes connu sous le nom d’Armée nationale républicaine (ANR) avait revendiqué l’attentat… Il a aussi déclaré que le groupe avait mené une douzaine d’incendies criminels dans des centres de recrutement militaire à travers la Russie… « Cette attaque ouvre une nouvelle page dans la résistance russe au poutinisme. Nouvelle – mais pas la dernière ».
Il a ensuite lu un manifeste qu’il a dit avoir reçu de la ANR. « Notre objectif est d’arrêter la destruction de la Russie et de ses voisins », a-t-il déclaré. « Nous allons déposer et détruire Poutine ! Vive la Russie libre ! »…
M. Ponomarev a déclaré qu’il soutenait la NRA et défendait le droit du groupe à lancer des attaques violentes à l’intérieur de la Russie.
…Son projet Rospartizan sur Telegram offre des conseils sur la façon de produire des armes improvisées et incite à attaquer les bâtiments gouvernementaux. « Les méthodes violentes ne conduisent jamais à la chute de tels régimes », a déclaré Edor Klimenko, rédacteur en chef du site, au Times.
thetimes.co.uk, 22 août 2022
Il semble donc qu’Ilya Ponomarev et ses commanditaires cherchent à mettre à profit l’assassinat de Daria Douguine pour susciter une organisation terroriste intérieure. Ils attirent l’attention en mettant à profit un meurtre très médiatisé, l’utilisant comme un point de départ pour lancer une telle organisation.
Dans l’interview[v] qu’elle m’avait accordée, Daria prophétisait une Europe et une Russie soumises au feu roulant d’un terrorisme issu de l’abcès ukrainien : « Si nous ne gagnons pas cette guerre, si la multipolarité ne voit pas le jour, le monde sera plongé dans le chaos. La Russie subira des attaques terroristes et le processus de démembrement du pays démarrera. L’Europe serait elle aussi déstabilisée par le terrorisme ukrainien. D’ores et déjà, l’Ukraine est un failed state, un État terroriste, la bombe nucléaire du monde dans un sens métaphorique… »
L’enjeu véritable ici est le démembrement de la Fédération de Russie, préalable à la prédation de ses ressources.
Vers un Daesh ukrainien ?
Le recours au terrorisme par l’OTAN n’est pas chose nouvelle. Cet aspect de la guerre secrète menée notamment au travers des réseaux « Stay behind » a été documentée par Daniele Ganser dans un ouvrage d’anthologie[vi].
Dans le contexte de la guerre en Ukraine, les actions de nature terroriste ont tendance à se banaliser sur le territoire de la Fédération de Russie depuis début du mois d’août : des explosions ont visé un terrain d’aviation en Crimée, incitant de nombreux touristes à fuir la péninsule pour se rendre en Russie continentale.
S’en est suivie une série d’incendies mystérieux dans des installations militaires, des usines et des instituts de recherche russes, notamment dans les régions limitrophes de l’Ukraine.
Le rôle présumé de “partisans” pro-Kiev dans les territoires occupés par la Russie est systématiquement mis en valeur dans la presse pro-occidentale.
Le Washington Post s’enflamme : « Les escadrons de tueurs ukrainiens ciblent les occupants et les collaborateurs russes. Pour quiconque envisage d’occuper un poste administratif de haut niveau dans les territoires ukrainiens occupés par la Russie, les autorités de Kiev ont un message : Ayez peur. Ayez très peur. » (WaPo, 8 septembre 2022)
Des dizaines de fonctionnaires soutenus par le Kremlin ont été tués en Ukraine et les assassinats ou tentatives d’assassinat contre les maires pro-russes se banalisent ; dernier en date, le maire de Marioupol Konstantin Ivachtchenko qui a fait l’objet d’une tentative d’assassinat le 20 août dernier.
Les tentatives récurrentes de provoquer une catastrophe nucléaire à Zaporozhye, bien qu’émanant de forces armées conventionnelles, procèdent également d’une intention terroriste.
D’éminents journalistes russes (Olga Skabeyeva et Vladimir Soloviev) ont fait l’objet de tentatives d’assassinat.
Avec l’assassinat de Daria Douguine, le terrorisme a frappé au cœur de Moscou ; une nouvelle ligne rouge ait été franchie.
Fait significatif, Daria Douguine figurait concurremment dans la liste des sanctions occidentales et dans la base de données Mirotvorets, une liste ukrainienne de « mise à mort » (dans laquelle elle est aujourd’hui taguée comme « liquidée le 20 août 2022 »).
Un post récent du canal Telegram « Donbass Insider » (12 septembre 2022) fait le point sur cette de Gestapo 2.0 ukrainienne : « On se souvient que le site appelant au meurtre de personnes opposées à la junte de Kiev. Myrotvorets était hébergé sur un serveur de l’OTAN. Parmi les cibles désignées par Myrotvorets, de nombreuses personnes ont effectivement été assassinées, dont des journalistes. Les États-Unis sont donc très profondément impliqués dans la gestion de la propagande ukrainienne la plus extrémiste. »
Eric Dénécé précise que « Washington a mis en place des réseaux Stay Behind composés de forces spéciales ukrainiennes entrainées aux États-Unis ».[vii] Ainsi, le Special Operations Command ou ses homologues de l’Otan, la Centrale américaine ont formé les équipes de tueurs du SBU à la neutralisation des HVT (High Valuable Targets) …[viii]
Il est à noter que la CIA « ayant épuisé ses ressources paramilitaires en Afghanistan » a dû sous-traiter la gestion des unités clandestines ukrainiennes aux services britanniques, français et allemands…[ix]
Daria m’avait précisé les contours du prétexte anti-impérialiste que l’administration américaine allait bientôt vendre aux populations : « Il existe un projet dit de « décolonisation » dans les cartons des stratèges américains ; partitionner la Russie est un rêve géopolitique anglo-saxon depuis Mackinder et sa théorie du Heartland.
Les entreprises impériales américaines portent souvent ce label « décolonisateur » ; ainsi, au Moyen-Orient, le projet d’ingérence américaine du Greater Middle East allait-il de pair avec la constitution d’un État-nation kurde indépendant au détriment de la Turquie, de l’Iran, de la Syrie et de l’Irak ! L’existence d’un projet « décolonisateur » concernant la Russie fait que nous ne pouvons plus être en situation de dialogue avec l’Occident. »
Guerres « décoloniales »
Daria était bien plus qu’une journaliste.
En Asie, en Afrique et au Proche-Orient, bien que n’assumant aucune fonction diplomatique officielle, elle cultivait des échanges au plus haut niveau.
Personnalité charismatique, elle était en passe de devenir un acteur majeur de l’influence russe au-delà des frontières nationales, particulièrement en Afrique.
Voici ce qu’elle en disait le 17 août 2022 : « L’Afrique est le troisième front après Taïwan et l’Ukraine ! Il y a à la fois une montée du terrorisme – parfois contrôlé – et un redécoupage des zones d’influence. La France a perdu son influence dans la région en tentant d’y implanter, comme le souligne Bernard Lugan, un néo-colonialisme de type anglo-saxon.
En renonçant à ses valeurs pour exporter les valeurs hégémoniques américaines, la France a perdu la Centrafrique et le Mali. Elle est en train de perdre le Niger.
La traditionnelle politique africaine de la France ayant été pervertie par Macron, la Russie devient un importateur de souveraineté et de sécurité pour l’Afrique … Je parle beaucoup avec les Africains, notamment les panafricains. Ces promoteurs de la tradition primordiale africaine connaissent René Guénon et voient dans la Russie une force anti-impérialiste. La guerre de l’avenir se joue en Afrique. »
Le Trésor américain a sanctionné Daria en 2022 pour être (supposément) rédactrice en chef du site web United World International (UWI), un site bilingue (anglais et turc) d’informations internationales d’orientation anti-occidentale.
Facebook avait retiré UWI de sa plateforme dès septembre 2020, après qu’une enquête du FBI ait « établi des liens avec des personnes précédemment impliquées dans l’Agence russe de recherche sur Internet (IRA)»[x]
Comme l’IRA, United World International appartiendrait à Evgueni Prigojine.
Or, ce dernier est au cœur d’une guerre de l’information sans merci qui oppose la France à la Russie sur le continent africain :
« La nébuleuse Wagner d’Evgueni Prigojine fait office de bras armé du Kremlin ; connu pour ses mercenaires et ses activités minières prédatrices, … le groupe a aussi fait des opérations d’influence l’une de ses spécialités. Son patron a ainsi acquis une petite notoriété dans les années 2010 avec son Internet Research Agency (IRA) »[xi]
« Nostalgique de la puissance soviétique, Poutine a un objectif en Afrique subsaharienne : redonner à la Russie une influence à même d’y contrecarrer les politiques occidentales, qu’il juge néocoloniales et impérialistes. Pour cela, il souhaite mettre à profit le sentiment anti-français que ses diplomates voient monter dans les anciennes colonies françaises. « Il n’a pas les moyens financiers de ses ambitions. En revanche, Prigojine lui offre un outil de propagande, avec l’IRA, et de projection militaire, avec Wagner », résume notre expert. La machine est en place. En 2017, une brèche s’ouvre en Centrafrique. Sous l’œil dubitatif de Paris, qui minimise le risque, le Kremlin s’y engouffre.
…
Lancé dans une confrontation avec les pays occidentaux, en particulier depuis le début de son offensive en Ukraine en février dernier, Vladimir Poutine voit-il l’Afrique subsaharienne comme un second front à moindre coût ? « La guerre d’influence qu’il mène face à la France au Sahel doit être vue comme un élément de sa stratégie globale de recouvrement de la puissance russe anti-impérialiste », analyse un expert français. Les prochains coups du maître du Kremlin sur l’échiquier africain sont d’ailleurs très attendus dans les états-majors parisiens, où le traumatisme d’avoir été dépassé en Centrafrique, puis au Mali, n’est pas effacé.
Le soft power russe, dont la puissance est amplifiée par la galaxie d’Evgueni Prigojine, semble aujourd’hui se concentrer sur le Burkina Faso, où le sentiment anti-français, la situation sécuritaire et le récent coup d’État forment un terreau fertile à une implantation de Wagner. »[xii]
Le conflit en Ukraine est un suspect idéal, mais les raisons de la mort de Daria pourraient éventuellement être recherchées sous des latitudes plus exotiques.
La guerre de l’information n’est pas un dîner de gala et de la Centrafrique au Mali, la bataille pour l’info-dominance fait rage.
D’un côté, des Russes qui « décolonisent » l’Afrique ; de l’autre, des occidentaux qui cherchent à y maintenir leur position et prétendent « décoloniser » la Russie.
Et au milieu, Daria.
Thierry Thodinor
[i] Homme d’affaires proche du Kremlin et présenté comme un agent du « soft power » russe : https://fr.wikipedia.org/wiki/Konstantin_Malofe%C3%AFev
[ii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Zakhar_Prilepine
[iii] « Wagnergate: l’incroyable piège tendu aux mercenaires russes par l’Ukraine »
Elie Guckert, Slate 30 novembre 2021
[iv] Principale artère de Moscou, équivalent moscovite des Champs Elysées parisiens.
[v] Disponible sur cette page d’hommage à Daria Douguine : https://www.egaliteetreconciliation.fr/Hommage-a-Daria-Douguine-69284.html
[vi] Daniele Ganser, Les Armées secrètes de l’OTAN – Réseaux Stay Behind, Gladio et Terrorisme en Europe de l’Ouest, Editions Demi Lune, 2017
[vii] Éric Dénécé CF2R N°58 / Février 2022
[viii] Yannick Genty-Boudry, Air & Cosmos 15/03/2022
https://air-cosmos.com/article/ukraine-l-otan-fait-le-pari-de-la-guerilla-maj-28615
[ix] Quel rôle pour les services secrets occidentaux dans le conflit en Ukraine ?
Gérald Arboit, Directeur de l’équipe Etudes du renseignent. Docteur HDR Histoire contemporaine, Histoire du renseignement, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). La Tribune, 7 mars 2022
[x] « Darya Dugina’s death provides a glimpse into Russia’s vast disinformation machine – and the influential women fronting it » Rob Picheta, CNN 27 août 2022
[xi] Guerre froide 3.0, Jeune Afrique septembre 2022
[xii] Emile numéro 25, juin 2022 : https://www.emilemagazine.fr/article/2022/6/20/enquete-wagner-en-afrique-lautre-guerre-du-kremlin