La Russie des vieux-croyants, c’est un monde de fantômes vivants, des morceaux de Russie éternelle arrachés au schisme du XVIIe siècle. Les vieux-croyants sont des résistants.
Le contraste de ces mains calleuses de paysans sibériens caressant des icônes à la finesse ancestrale résume la révolte de l’authenticité contre la laideur du monde moderne.
Les origines : un coup de poignard dans l’âme russe
Tout a commencé avec Nikon et ses réformes liturgiques.
Patriarche ambitieux, il décidait que l’orthodoxie russe devait jouer dans la cour des grands Byzantins et provoqua ainsi le schisme vieux-croyant de 1666, une rupture profonde au sein de l’Église orthodoxe.
Les vieux-croyants, refusaient des changements tels que le signe de croix à trois doigts – symbole de la Trinité, au lieu de deux – symbole de la double nature du Christ.
« Ces demandes sont faites dans un esprit de conformité avec le reste des Églises orientales, mais dans l’optique de la Troisième Rome et de la défiance de certains russes envers l’orthodoxie des grecs, elles sont mal acceptées : si les Russes ont été épargnés en conservant leurs usages, pourquoi adopter ceux des Grecs punis par Dieu ? »[1]
Résultat, un massacre spirituel, mais pas que : bannissements, bûchers, confiscations, pendaisons, travaux forcés : confrontés à l’abécédaire complet de la persécution, les vieux-croyants ont cependant tenu bon. Avec une foi chevillée au corps et une dose d’entêtement digne d’un bûcheron sibérien.
Vassili Sourikov en 1887, immortalise le sacrifice de la princesse Feodossia Morozova représentée le bras levé pour tracer un signe de croix à deux doigts. Ce chef d’œuvre est aujourd’hui exposé à la galerie Tretiakov de Moscou
Un trésor caché dans les steppes
Les vieux-croyants, sont des artistes sans prétention. Ils peignent des icônes qui brillent comme un rayon de soleil sibérien. Vous pouvez en voir dans des musées à Moscou, mais les meilleures sentent encore la fumée des bougies : elles sont cachées dans leurs églises. Et puis, il y a la musique : ces chants znamenny (une notation musicale byzantine utilisée avant les réformes) qui montent au ciel comme un cri silencieux. Une richesse patrimoniale unique, étudiée par des chercheurs en musicologie. Si vous n’avez jamais entendu cela, vous avez manqué une occasion de toucher l’éternité.
La communauté « vieille-ritualiste » de Semeiskie dans l’Altaï
Une bouffée d’encens dans le brouillard de la modernité
Les vieux-croyants vivent en autarcie dans des conditions plus que rustiques Pas de 5G ni de centres commerciaux. Juste des champs, des églises en bois, et le temps qui semble figé. Mais rien n’est figé dans cette longue mémoire toujours vivante, toujours vibrante, comme une blessure qui ne cicatrise pas.
Exemple : les Lipovènes. Ces vieux-croyants exilés dans le delta du Danube vivent comme au XVIIe siècle, avec leurs prières en vieux slave et leurs maisons en bois. Les touristes affluent pour les voir, mais eux s’en fichent : tout ce qu’ils veulent, c’est que Dieu les voit.
Les vieux-croyants savent encore comment vivre en marge. Agriculture biologique, miel pur, vêtements faits main : ils rejettent en bloc notre modernité flashy. Ils veulent un commerce honnête, une vie honnête… et des églises honnêtes.
Amère ironie pourtant : dans leur rejet du monde moderne, les vieux-croyants attirent une forme de voyeurisme dégénéré et post-moderne. Les bobos moscovites viennent acheter leurs produits comme on s’achète âme et bonne conscience à peu de frais. Stoïques, les vieux-croyants prennent l’argent et retournent à leurs prières.
Alexandre Douguine ou le plongeon mystique dans l’âme russe
Cas d’école, Alexandre Douguine, chantre de la Tradition et prophète de l’Eurasisme, a choisi d’embrasser l’univers austère et intransigeant des défenseurs de la vieille foi.
Pourquoi ? Parce que pour lui, la Russie moderne est un charnier spirituel, un patchwork répugnant d’influences occidentales. Il voit les vieux-croyants comme le dernier bastion d’une pureté orthodoxe non souillée par les compromissions historiques. En adoptant leurs rites Douguine ne cherche pas seulement le salut de son âme : il transforme la foi en arme culturelle. Bref, la conversion de Douguine, ce n’est pas seulement religieux, c’est un film de Tarkovski, les icônes d’Andrei Roublev qui prennent vie.
Et maintenant ?
L’Église orthodoxe officielle a levé ses anathèmes en 1971. Mais les gestes de réconciliation vont-ils au-delà de sourires sans âme ?
Les vieux-croyants savent que la vraie foi, celle qui saigne, se vit dans les chants murmurés et les mains levées vers des icônes usées par les siècles.
En Sibérie, dans l’Altaï, dans les ruelles cachées de Moscou, ils existent encore.
Ils sont plus qu’une curiosité folklorique. Ils sont une veine battante dans le corps de la Russie, un rappel que le passé n’est jamais vraiment mort.
Ils sont les vrais résistants, le bastion de quelque chose de plus grand que l’argent et la preuve vivante que la modernité ne peut pas tout avaler.
Vous voulez comprendre la Russie ? Allez dans un village de vieux-croyants. Écoutez leurs chants, regardez leurs icônes, partagez leur pain. Et vous verrez.
[1] Raskol, Wikipedia
https://fr.wikipedia.org/wiki/Raskol#Articles_connexes