Laboratoire Néva
Saint-Pétersbourg, 18 juin. Les badges clignotent, les portiques bipent : la Russie monte sur scène.
Les chiffres mordent : après trois ans de sanctions occidentales, la Russie devient la « 4ᵉ économie mondiale en PPA (parité de pouvoir d’achat) » puisque la Banque mondiale confirme que Moscou a doublé Tokyo
La Banque centrale, dont le taux directeur n’est redescendu qu’à 20 % début juin, se targue d’avoir dompté l’inflation (9,5 % l’an dernier, un peu moins de 10 % redoutés cette année) et stabilisé un rouble revenu dans la bande des 78-80 RUB pour un dollar. Le crédit reste ruineux, mais — disent les industriels — il n’est plus létal ; et c’est déjà un tournant.
Enfin, le coup de canon budgétaire : 6,3 % du PIB, soit 145 Mds $ pour la défense — un rouble fédéral sur trois. Modernisation de la triade nucléaire (air, terre, mer), production de drones longue portée, puces électroniques : l’armée devient le cœur nucléaire de l’industrialisation et le Kremlin assume le choix d’un modèle « canons et micro-puces », quitte à maintenir un déficit fédéral autour de 1,7 % du PIB en 2025.

Corps social et souveraineté numérique
La mortalité infantile tombe à 4,5 ‰ — plus bas historique qui témoigne d’un haut indice de développement humain (cf Emmanuel Todd) mais la démographie (seulement 146 millions d’habitants répartis sur 11 fuseaux horaires) stagne. Elle demeure le principal talon d’Achille de la Russie.
Et la fuite des talents reste alarmante : l’Union russe des industriels parle de 110 000 ingénieurs IT partis depuis 2022, attirés par des salaires occidentaux qui relèguent les 1 500 dollars mensuels offerts à Moscou au rang d’argent de poche. Il faudra faire mieux que les 1,1 % du PIB actuels en R-D (contre 2,8 % en Chine par exemple).
D’autant que le plan gouvernemental veut que l’IA pilote 50 % des services publics d’ici 2030.
L’angle techno-patriote culmine dans la promesse d’une « indépendance critique » :
- Intelligence artificielle : Sberbank vante GigaChat, équivalent russe de GPT-4, et ouvre des crédits d’impôt pour les start-ups IA ; un campus à Innopolis devient vitrine du plan « Trusted AI ».
- Micro-électronique : un plan fédéral fixe l’industrialisation du 65 nm à Zelenograd pour 2028, première marche vers 28 nm.
- Cyber-finance : la combinaison rouble numérique + BRICS Pay doit offrir un back-up souverain face aux éventuelles coupures de SWIFT ou de cloud occidentaux.
Mais 80 % des puces restent importées, la lithographie EUV est hors de portée et la 5G couvre à peine 3 % du territoire. L’État distribue crédits d’impôt, exonérations et subventions (mine de terres rares de Lovozero incluse), tout en reconnaissant que l’autonomie technologique dépendra de transferts chinois… et du retour des ingénieurs STEM (Science, Technology, Engineering, Mathematics).

BRICS Pay : un missile de croisière pointé sur SWIFT
Toutefois, le Kremlin ne se contente plus de contrer les sanctions ; il propose un cadre alternatif.
Les BRICS pèsent déjà 35 % du PIB mondial (PPA) ; Moscou veut qu’ils pèsent, demain, sur la jurisprudence du commerce et des paiements.
L’Europe, au désespoir, cligne des yeux en cherchant l’Oncle Sam, mais Washington ne vient plus synchroniser les sanctions ! Pourtant, seuls les États-Unis disposent encore de l’arsenal extraterritorial et des bases de données nécessaires pour surveiller chaque cargaison, chaque dollar. Le Kremlin exploite la brèche et promet aux pays du Sud global des circuits « non weaponisés ».. L’outil-clé s’appelle BRICS Pay : une passerelle multi-devises destinée à solder les transactions en monnaies locales. Après un test grandeur nature à Moscou (5 000 utilisateurs en octobre 2024), la version pilote transfrontalière doit démarrer fin 2025, avant un déploiement complet au sommet des BRICS au Brésil en 2026. Roubles, roupies, yuans, dirhams et rands slaloment d’un téléphone à l’autre sans toucher un seul billet vert. L’Inde et le Brésil restent prudents, craignant les représailles américaines, mais tous y voient un para-tonnerre contre les sanctions secondaires.
L’objectif assumé est de réduire les coûts de change, de contourner toute coupure SWIFT et de transformer le club BRICS élargi (avec l’Égypte, les Émirats, l’Éthiopie, l’Iran, l’Indonésie) en entrepreneur de normes– plutôt qu’en simple bloc protestataire.
En parallèle, le rouble numérique fera école : à partir du 1ᵉʳ juillet, Auchan, Magnit ou Pyaterochka n’auront plus le droit de le refuser, prélude à une généralisation en 2026. Les autorités promettent règlements instantanés, commissions divisées par trois et traçabilité totale — argument décisif pour des partenaires inquiets de sanctions secondaires.

Pivot asiatique
Quarante pour cent des échanges russes passent déjà par la Chine ; l’Inde achète jusqu’à 41 % du pétrole russe disponible à l’export.
Dans ce triangle, le yuan et la roupie remplacent peu à peu euro et dollar. La crise Iran-Israël (risque majeur sur 30 % du trafic mondial sortant d’Hormuz) fait monter encore la mise : si le détroit d’Hormuz est menacé, Moscou propose sa Route maritime du Nord, escortée par des brise-glaces nucléaires Lider, et son corridor international Nord-Sud via l’Iran. Message : les flux d’hydrocarbures peuvent contourner Suez et Hormuz, et la Russie restera « fournisseur fiable », même à 100 $ le baril.
Moscou pourra vanter ses corridors sur le thème : « Nos ports arctiques ne dorment jamais. »
Vers un « mainstream BRICS » ?
En 2025, la Russie entend démontrer qu’elle résiste aux sanctions, réoriente ses flux vers l’Orient, invente des instruments post-dollar et finance la guerre sans tuer l’innovation civile. La réussite repose sur trois inconnues : un baril suffisamment cher, un savoir-faire importé (si possible sans vassalisation vis-à-vis de Pékin), et la capacité à retenir les cerveaux. Si l’équation tient, l’offensive techno-patriote servira de matrice à un « mainstream BRICS » qui succédera à l’hégémonie d’un occident haï par le Sud global et défait dans les plaines d’Ukraine.