L’air est pur, loin de Moscou et des regards maussades de ceux qui s’enferment pour des mois dans une lutte existentielle avec l’hiver.
Assis à l’arrière d’une berline noire, nous roulons à travers les hauts bouleaux de l’oblast de Vladimir vers l’utopie que personne n’a demandée mais à laquelle tout le monde semble avoir succombé.
Dobrograd. Une ville pas comme les autres, née de l’imagination d’un certain Vladimir Sedov, milliardaire, matelassier, visionnaire, fou.
Dobrograd ville pilote.
Dobrograd ville privée.
Dobrograd rêve d’autarcie moderne.
Tout y est mesuré, pensé pour en faire un lieu où l’innovation rencontre les valeurs traditionnelles. Dobrograd. « Dobro », comme « gentillesse », « bienveillance ».
Un rêve empaqueté avec soin, comme un matelas confortable
Dobrograd se veut l’antithèse du béton et de la pollution de l’époque soviétique. Sourire et énergies renouvelables sont au programme.
Tout y est contrôlé, de la production agricole aux maisons avec leurs trois options bien distinctes : maison de ville, maison individuelle ou appartement. Trois choix, mais tous baignés dans la même sauce, avec des codes couleur imposés pour chaque mètre carré de façade. Ni trop vifs, ni trop audacieux. Une palette de tons sourds.
Vous pouvez y passer toute votre vie sans avoir à quitter les limites de la ville. Mais le confort et la sécurité ont un prix : 140 000 roubles le mètre carré, les amis.
Les chuchotements du gouvernement à l’intention de l’Occident
Et le gouvernement fédéral russe ne s’y trompe pas. Ils voient en Dobrograd une vitrine du futur et un moyen d’attirer des talents, y compris Occidentaux. Certes, pour l’instant, les étrangers ne représentent que 5 % de la population, mais tout est mis en œuvre pour que ce chiffre grimpe. La promotion des « valeurs traditionnelles et familiales » forme le cœur du projet Dobrograd. Une ville à taille humaine pensée pour la famille.
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Vous obtenez un cadre de vie où nul n’a plus à choisir entre modernité et tradition puisque les deux coexistent harmonieusement. C’est l’incarnation du rêve européen : modernité et retour aux sources, Prométhée et Gemütlichkeit.
L’uniformité crée ici un sentiment de communauté, un fil rouge qui relie chaque résident à l’autre.
Une utopie trop bien rangée ?
Les résidents ? Pour l’heure, les rues sont désertes et les maisons sont neuves. Dobrograd n’a évidemment pas eu le temps de grandir organiquement au fil des siècles, mais elle a le parfum d’une nostalgie : on s’attend à voir surgir une famille américaine des années 1950, sortant d’une maison témoin pour un pique-nique tout sourire sur l’une de ces pelouses tellement impeccables qu’elles semblent artificielles et sans vie. C’est étrangement parfait.
Tout brille de propreté et aucun bâtiment n’évoque de près ou de loin les banlieues grises de la plupart des villes russes. Espaces verts et plans d’eau caractérisent l’aménagement.
Rien ici ne sent la vodka bon marché. Et c’est peut-être le problème : la planification urbaine semble tout droit sortie d’une version de SimCity.
Cette ville saura-t-elle un jour attirer un public différent de celui des adorateurs du MacBook Pro et des t-shirts écoresponsables ?
Une ville authentique, c’est comme un plat de tripes : il faut qu’elle sente un peu (pas trop) le sang et la merde.
L’avenir nous dira si nous avons ici affaire à une vraie ville – qui admet un certain niveau de stress, de confusion voire de chaos – ou à une cage dorée pour privilégiés à l’abri du tumulte du monde.
Et surtout : le reste du pays voudra-t-il, pourra-t-il se mettre au diapason de ce paradis écolo à base de spas et de coach en bien-être ?
Ou Dobrograd demeurera-t-elle une bulle hors du temps, un rêve aseptisé de milliardaire ?