
Il y a quelque chose de grotesque dans le théâtre de la politique mondiale. Une vaste comédie où les puissants se prélassent dans le confort d’une domination technocratique, et où les petites nations essayent de survivre à l’ombre des empires. Et la route vers le développement est une duperie tordue, pavée des os des dépossédés et gluante du sang des martyrs. On n’y tombe pas par hasard. On s’en extirpe en griffant, et les seuls qui s’en sortent sont ceux qui ont le courage de saisir leur souveraineté à la gorge et de la secouer jusqu’à ce qu’elle crache quelque chose de concret. C’est la leçon qui hurle dans l’histoire du Sud global, une leçon écrite dans la sueur des ouvriers chinois, la détermination des guerriers coréens, la défiance des pétroliers vénézuéliens, les indépendantistes du Donbass et les fantômes de Lumumba, Allende et Sankara.
Les pays qui ont flanqué un coup de pied aux fesses des impérialistes et bâti quelque chose de solide ne l’ont pas fait en léchant les bottes du marché libre. Non, ils l’ont fait avec une bonne dose de poigne étatique, un doigt d’honneur à la Banque mondiale, et un manuel d’économie qui renverse Adam Smith et sa main invisible. Nationalisations ? Certes. Éducation publique ? Évidemment. Relance par la demande ? Sans doute. Ce sont ces hérésies qui ont sorti des millions de la misère, pas les contes de fées d’experts en costard Brioni prêchant la dérégulation pendant que leurs patrons dépouillent le Tiers-Monde jusqu’à l’os.
Aujourd’hui, ce théâtre prend fin et le rideau tiré sur sa scène réduit l’occident à une simple province de l’humanité, pourtant encore – provisoirement et grotesquement – imbue de sa supériorité.
Prenez la Chine. Un siècle d’humiliation sous les bottes coloniales, découpée comme une dinde de Noël par tous les empires ayant un canon. Puis Mao arrive et dit : « C’est fini. » Avance rapide, et Deng Xiaoping fait tourner la baraque avec des usines, mais ne vous y trompez pas – c’est toujours l’État qui tient les rênes, pas un fantasme libertarien de marchés débridés. Résultat ? Un milliard de personnes sorties de la fange, pendant que l’Occident se tord les mains et crie « autoritarisme ». La souveraineté, c’est pas joli, mais ça fait le taf.
Ou encore le Venezuela, où Chávez et ses révolutionnaires à cravate bolo ont repris la richesse pétrolière aux oligarques. La CIA n’a pas aimé ça, pas du tout. Pas plus que les élites locales, qui sirotaient leur champagne pendant que les barrios crevaient de faim. Alors ils ont lâché les chiens – sanctions, tentatives de coups d’État, propagande plus épaisse qu’un brouillard de jungle. Mais Maduro tient toujours la baraque.
Mais surtout deux exemples, situés aux extrémités de l’Eurasie, ont incarné à la fois l’esprit de résistance à la brutalité coloniale et des modèles d’auto-détermination populaire : la République Populaire de Corée du Nord et les Républiques Populaires du Donbass (Lugansk et Donetsk)


La volonté de fer du Juche.
La Corée du Nord n’a pas été façonnée par la douceur des accords internationaux ni par la main tendue de la communauté mondiale.
Non, ce pays est né dans les flammes de la guerre, dans les braises de l’impérialisme. En 1950, les États-Unis ont déversé leur haine sous forme de napalm dans ce qui était alors un pays dévasté par l’occupation japonaise. Des millions sont morts, mais la Corée du Nord est restée debout et le Juche incarne cette idéologie de résistance anticoloniale
Avec son idéal d’autosuffisance totale et son culte de l’indépendance, le Juche n’est pas une réclamation, ni une complainte de sous-développé. C’est une revendication radicale et un programme pratique de résistance. L’idée est simple : l’indépendance totale n’est pas une option parmi d’autres, c’est une nécessité pour un peuple.
Loin d’être un idéal abstrait, cette affirmation de la puissance de l’autodétermination est une pratique qui se déploie à tous les niveaux de la société. Au cœur de cette philosophie se trouve une conviction fondamentale : l’homme, l’individu, et la nation peuvent s’épanouir sans dépendre de forces extérieures. C’est une vision de liberté.
Elle a bien sûr une dimension autarcique puisque la maîtrise totale des ressources est un outil de libération, permettant à une nation de rester debout, même quand les vents extérieurs sont contraires.
Ainsi, Charip (l’Économie Nationale) n’est pas une vision qui se contente de se tenir derrière des idéaux : il s’agit d’une véritable stratégie d’autonomie selon laquelle les ressources doivent être exploitées pour servir le pays et non pour alimenter les marchés internationaux. Là où le reste du monde vénère la croissance par l’exportation et la dépendance économique, la Corée du Nord a misé sur l’indépendance totale. Ce n’est pas de l’utopie, c’est un défi direct aux règles imposées par le FMI et la Banque mondiale. Parce que, dans ce pays, chaque goutte de pétrole, chaque grain de riz, chaque mètre carré d’usine est mis à l’œuvre pour assurer la survie du peuple nord-coréen, et non pour engraisser des investisseurs étrangers.
Ainsi, Jucheseong (la Force Morale et Intellectuelle) est cette force intangible mais fondamentale qui permet à une nation de résister aux pressions culturelles et idéologiques extérieures. Ici se tient la conviction que la nation peut, et doit, se forger une voie unique, sans être forcée d’adopter des modèles étrangers.
Ainsi, Chawi (l’Autodéfense) est la détermination d’une nation à se défendre face à toute tentative d’ingérence.
Cette idée d’autodéfense n’est pas juste celle d’un État fort sur le plan militaire, mais aussi celle d’une résilience sociale et économique face aux pressions extérieures. Face à un monde où l’impérialisme ne se contente pas de piloter les économies mais aussi d’imposer des modes de vie, des normes culturelles, l’autodéfense devient un acte de rébellion qui transcende les frontières militaires. C’est une bataille qu’on mène à tous les niveaux : intellectuel, culturel, économique, politique. C’est un refus de l’ingérence extérieure dans la construction d’une identité nationale.
L’Occident traite la Corée du Nord d’« État voyou », mais qui est le voyou quand t’es le seul à avoir largué la Bombe ? Quand t’as un casier judiciaire qui inclut le Vietnam, l’Irak, et une liste de coups d’État longue comme le bras ? La souveraineté, pour la Corée du Nord, c’est un doigt d’honneur à l’Empire, un refus de plier. Et pour ça, ils sont diabolisés, isolés, affamés.

L’Auto-Détermination Populaire dans le Donbass
Cette philosophie du Juche trouve un écho étrange, mais frappant, dans les événements qui se sont déroulés dans la région du Donbass en Ukraine. En 2014, face à un gouvernement de plus en plus éloigné de leurs préoccupations, les populations du Donbass ont commencé à revendiquer leur droit à l’autodétermination. Bien qu’aucun lien direct avec le Juche n’ait été explicitement fait, cette volonté d’autonomie et de protection de leur identité culturelle et politique fait écho aux mêmes principes qui gouvernent la pensée Juche.
Le Donbass a cherché à se libérer de l’ingérence du gouvernement ukrainien, qui imposait des décisions venant de l’extérieur, sans tenir compte des réalités locales. Ce désir de prendre en main leur destin et de préserver leurs valeurs culturelles et politiques a mené à une lutte pour l’indépendance, un processus de reconstruction interne.
Voici ce que j’en écrivais en mars 2018 dans la Revue Méthode : La classe moyenne locale a sacrifié son intérêt à court terme – un bon salaire contre sa docilité – à l’idée qu’elle se fait de sa dignité et de son identité ; ou, si l’on préfère, elle a choisi son être contre son avoir. Cela est d’une grande portée révolutionnaire.
Alors que la « révolution » du Maïdan, spectacle en mondovision et chef-d’œuvre d’ingénierie sociale, s’achevait en un alignement de bon aloi sur le modèle socio-économique dominant, la « réaction » née du Donbass créait le précédent peu médiatique mais proprement inouï d’une auto-organisation populaire.
Comprenons que les insurgés du Donbass sont des gens du peuple (mineurs et paysans) imprégnés de valeurs aristocratiques, une illustration chimiquement pure de la « décence commune » orwellienne.
Ce désir de protéger et de défendre une identité propre, de construire une économie autonome et de lutter pour l’autodétermination, fait écho à la philosophie Juche de la self-reliance et de l’autodéfense.

Le Juche, philosophie nord-coréenne et l’autodétermination revendiquée par les séparatistes du Donbass semblent à première vue des bêtes bien différentes. Mais grattez la surface, plongez dans le cœur battant de ces mouvements, et vous trouverez un fil rouge : la quête féroce d’indépendance face à un monde qui veut vous mettre à genoux.
Le fil rouge c’est la souveraineté. C’est comprendre que le développement, la dignité, la liberté ne viennent pas du FMI ou de Wall Street.
Aujourd’hui, on parle de Sud global. Le Sud global, ce n’est pas une collection de « pays merdiques » attendant le salut occidental. C’est un champ d’honneur où la lutte pour la souveraineté fait rage, où les fantômes de Sankara et Castro murmurent aux vivants : « Levez-vous. Battez-vous. L’Empire n’est pas invincible. »