A l’occasion de la Conférence internationale sur la sécurité européenne qui s’est tenue récemment à Varsovie, Dragana Trifković, directrice générale du Centre d’études géostratégiques, a interviewé l’analyste géopolitique polonais, Konrad Rekas.
Ce fut l’occasion de s’entretenir avec lui sur des sujets d’actualité liés à la Pologne et à la sécurité en Europe….
Dragana Trifković : Vous avez participé à la conférence sur la sécurité européenne « Comment éviter la guerre ? » à Varsovie. Pourquoi ce thème ? L’invasion des forces de l’OTAN en Ukraine est-elle réellement envisageable ? Que doit faire la Pologne pour éviter la guerre ?
Konrad Rekas : Le monde est aujourd’hui confronté à deux grandes menaces : le déclenchement de la troisième guerre mondiale et la Grande Dépression 2.0, bien plus grave que celle de 2007-2011 – et similaire à l’effondrement des marchés des années 1930. Ces deux phénomènes sont liés, car la série de guerres locales en cours et la forte probabilité de nouvelles guerres au Moyen-Orient et en mer de Chine méridionale semblent être des méthodes de camouflage de l’effondrement prochain du capitalisme mondial néolibéral.
Dans cette situation, éviter la guerre devient une question de vie ou de mort, en particulier pour les nations d’Europe centrale, situées dans une zone tampon naturelle entre l’Ouest et l’Est. Toutes les pertes et destructions qui affecteraient la Pologne, la Roumanie, la Hongrie, la Slovaquie ou la République tchèque dans le cadre d’une guerre avec la Russie sont considérées comme des coûts acceptables par les Anglo-Saxons. Nous pourrions être les prochaines victimes de cette guerre, et ni Washington ni Londres n’hésiteront à envoyer des soldats polonais ou roumains mourir d’abord en Ukraine, puis peut-être sur le territoire de nos propres pays.
Les troupes de l’OTAN n’ont même pas besoin d’entrer en Ukraine, car elles y sont déjà depuis longtemps. La présence française et britannique du côté de Kiev augmente de semaine en semaine, officiellement bien sûr, principalement à des fins de formation et de logistique, mais aussi de renseignement et nous connaissons déjà l’activité des forces spéciales de l’OTAN, des sapeurs, de la gendarmerie et même de la police, y compris polonaise. Les informations à ce sujet sont simplement transmises à l’opinion publique occidentale afin de l’habituer progressivement à l’implication militaire croissante de l’OTAN. Ainsi, l’entrée en guerre à grande échelle de pays comme la Pologne apparaîtra comme une simple conséquence logique d’actions déjà en cours.
Malheureusement, dans la situation politique actuelle, si une telle décision est prise, il sera impossible d’éviter la participation de la Pologne à la guerre avec la Russie, bien que plus de 90 % de la société s’oppose à l’envoi de troupes polonaises en Ukraine. Toutefois, ce ne sont pas les Polonais qui décident, mais l’hégémon américain.
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DT : Des documents analytiques sur le désir de la Pologne, de la Hongrie et de la Roumanie d’annexer les parties occidentales de l’Ukraine ont été activement discutés lors de la conférence. Dans quelle mesure ces projets sont-ils réalistes ?
KR : Il est nécessaire de distinguer entre les sentiments ou les espoirs de la société polonaise et la politique du gouvernement polonais. Les autorités de Varsovie ne veulent pas annexer une partie de l’Ukraine, c’est la vérité, et les médias russes s’illusionnent inutilement là-dessus. Bien sûr, lorsque près d’un tiers des Polonais ont des liens historiques et familiaux avec les frontières orientales, y compris les terres actuellement occupées par l’Ukraine, il nous est difficile d’oublier que des villes comme Lwów, Łuck, Stanisławów, Równe, Tarnopol ont été pendant des siècles des centres de la vie culturelle et sociale polonaise. Le retour de ces régions à la mère patrie polonaise serait un événement historique et une grande fête nationale, mais les dirigeants actuels ne feront pas de tels cadeaux aux Polonais. Au contraire, si les troupes polonaises viennent en Ukraine, ce sera pour sauver le régime de Kiev et les anciennes terres polonaises… pour l’Ukraine.
Bien sûr, si les troupes polonaises entrent à Lwów, même en tant qu’alliés de Zelensky et du maire Sadovyi, cela ne signifie pas que nous partirons rapidement. Une nouvelle situation géopolitique sera créée, et celle-ci peut toujours prendre de nouvelles formes. Il s’agira peut-être de l’union polono-ukrainienne, mais nous verrons plus tard si elle sera plus polonaise ou plus ukrainienne, et beaucoup dépendra de la détermination et de l’engagement des Polonais eux-mêmes si la frontière qui divise les terres éternellement polonaises disparaît vraiment. Après tout, des millions d’Ukrainiens se soucient davantage d’aller plus loin vers l’Ouest que de leurs terres et de leurs villes. Et le vide devrait être comblé à leur place. Il est certain que les Polonais ne géreraient pas leurs anciennes propriétés à l’Est plus mal que ne le font aujourd’hui les oligarques et les capitaux occidentaux.
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DT : Dans vos interviews, vous évoquez souvent les projets de la Pologne de créer un État ukraino-polonais dans l’ouest de l’Ukraine. S’agit-il des véritables projets de Varsovie ? L’armée polonaise est-elle impliquée dans ce projet ? Et quel est le rapport entre les structures officielles des États-Unis et de l’OTAN et le régime actuel de Kiev ?
KR : L’idée d’une union polono-ukrainienne, quelle qu’elle soit, apparaît de temps à autre, notamment dans les milieux proches de la politique britannique à l’égard de Kiev. On peut donc supposer qu’il s’agit d’un des scénarios possibles prévus à Londres et à Washington pour l’Ukraine, en fonction de l’évolution des événements sur le front et probablement de la stabilité du régime de Zelensky. Lorsqu’il commencera à vaciller et que la Pologne devra devenir un autre État de la ligne de front, une nouvelle entité étatique polono-ukrainienne permettra à l’Ukraine d’être intégrée dans l’OTAN par la petite porte, et les autres pays membres de l’alliance ne seront pas obligés de fournir une assistance militaire directe à cette UkroPologne, comme cela est dû en vertu de l’art. 5 du Traité.
Un tel scénario présente de nombreux avantages pour l’Occident, mais il serait très dangereux pour la Pologne, qui se retrouverait d’un seul coup en état de guerre réelle avec la Russie et renoncerait en outre à sa propre souveraineté (déjà limitée par l’OTAN et l’UE) en faveur d’une entité étatique non définie avec une influence significative des nazis et des oligarques. Au lieu de tirer des avantages nationaux de la chute du régime de Kiev, nous lui donnerions une influence directe sur la politique intérieure de la Pologne, en plus de finir par dévaster notre propre économie, en particulier l’agriculture et les transports.
Oui, les Polonais peuvent et doivent s’efforcer de récupérer les biens polonais dans les régions frontalières orientales, mais sans le fardeau inutile et nuisible de l’administration ukrainienne corrompue qui s’y trouve.
DT : La Pologne doit-elle s’impliquer dans les aventures de l’OTAN ?
KR : Non, jamais.
Références: